Le vélo connaît un essor sans précédent. Entre 2019 et 2023, la pratique a augmenté de 37 %, selon les données du réseau Vélo & Territoires. Cette progression s’explique en partie par l’effet catalyseur des confinements liés au Covid-19, qui ont modifié les habitudes de déplacement. Mais cette dynamique dépasse le seul contexte sanitaire : elle s’appuie aussi sur des investissements importants dans les infrastructures cyclables, une prise de conscience environnementale croissante, mais aussi par la diffusion rapide de nouveaux usages : vélos-cargos, vélos à assistance électrique, vélos en libre service…
Dans le même temps, la marche reste de loin le mode actif le plus pratiqué, avec une part modale de 23,5 % selon l’Enquête mobilité des personnes 2019. Ce chiffre s’élève même à 36,9 % lorsqu’on intègre les trajets multimodaux qui incluent une portion à pied. Élément central de nos mobilités quotidiennes, la marche joue un rôle essentiel dans les déplacements, particulièrement en connexion avec les transports en commun. Elle reste par ailleurs le mode de déplacement privilégié et souvent indispensable pour les publics les plus vulnérables.
Marche et vélo, alliés naturels des mobilités durables, font pourtant face à des frictions quotidiennes. Sur le terrain, les enquêtes révèlent un malaise persistant entre ces usagers et usagères. Selon le baromètre des villes cyclables de la FUB (2021), 43 % des cyclistes signalent des conflits fréquents avec les piétons. En écho, le baromètre des villes marchables indique que plus de la moitié des piétons perçoivent les aménagements cyclables comme générateurs d’insécurité.
Si ces tensions sont rarement associées à des accidents graves, elles ont néanmoins un impact significatif sur l’expérience quotidienne des usagers et usagères. Le sentiment d’inconfort et d’insécurité qu’elles génèrent peut décourager la pratique de ces modes actifs, particulièrement chez les plus vulnérables. Cette situation soulève des questions fondamentales sur la conception de nos espaces publics : comment garantir leur lisibilité pour tous et toutes, et assurer une répartition équitable entre les différents modes de déplacement ?
Comprendre l’origine des conflits
Une transformation rapide de l’espace public
Les tensions entre piétons et cyclistes s’inscrivent dans une mutation accélérée de l’espace public. Historiquement centré sur la voiture, celui-ci est aujourd’hui rééquilibré en faveur des modes actifs. Les coronapistes installées en 2020 en sont un symbole. Cette transition, bien que nécessaire, n’est pas sans heurts : elle implique de revoir en profondeur les usages, les règles implicites et les aménagements, dans un temps très court.
Dans les centres urbains denses, où l’espace est rare, les arbitrages sont particulièrement délicats. Les pistes cyclables sont parfois installées sur d’anciens trottoirs, les voies partagées se multiplient, et certaines rues voient cohabiter publics à pied, à vélo, en trottinette, livreurs et livreuses en vélo-cargo… le tout, dans des conditions parfois floues, voire contradictoires.
Des logiques d’usage différentes
Bien que regroupés sous le terme « mobilités actives », marche et vélo obéissent à des dynamiques radicalement distinctes. Le piéton se déplace à 4 ou 5 km/h, son itinéraire est parfois peu prévisible, dicté par le paysage ou la spontanéité. Il peut s’arrêter à tout moment, marcher en groupe, faire demi-tour. À l’inverse, le cycliste vise une certaine efficacité, avec des vitesses moyennes de 15 à 25 km/h, des contraintes d’équilibre, de trajectoire et de visibilité. Lorsqu’il est en vélo utilitaire, il est souvent pressé, chargé, et cherche à optimiser son trajet.
Ces différences de rythme et d’intention génèrent de l’incompréhension mutuelle : les piétons perçoivent les cyclistes comme rapides, imprévisibles, voire agressifs ; les cyclistes considèrent les piétons comme des obstacles à leurs trajets. Pour les usagers les plus vulnérables – personnes âgées, enfants, personnes à mobilité réduite – cette cohabitation peut s’avérer dissuasive, voire excluante.
Cinq leviers pour apaiser la cohabitation entre piétons et cyclistes
Favoriser une cohabitation harmonieuse nécessite une approche globale qui combine plusieurs dimensions : conception des infrastructures, organisation des flux, communication adaptée, participation citoyenne et évolution des comportements. Voici cinq leviers complémentaires pour agir concrètement sur cette problématique.
1. Concevoir des aménagements lisibles et continus
L’un des premiers facteurs de tension réside dans la mauvaise lisibilité des espaces publics. Lorsqu’un usager ou une usagère ne sait pas s’il ou elle est prioritaire, où se positionner ou à quelle vitesse se déplacer, le risque de conflit augmente.
Pour répondre à ce problème, plusieurs principes peuvent être adoptés :
- Clarifier les usages dans l’espace : distinguer clairement les espaces réservés aux piétons, aux cyclistes, voire aux engins de déplacement personnel (trottinettes électriques, gyroroues…) par des matériaux, des textures, des couleurs ou des niveaux différents.
- Soigner les zones de transition : carrefours, croisements, débouchés de piste doivent faire l’objet d’un traitement spécifique. Trop souvent négligés, ces points de rencontre sont des foyers de tension majeurs.
- Prévoir de véritables cheminements piétons en parallèle des axes cyclables à haut niveau de service (comme les réseaux express vélo) afin d’éviter que les piétons ne soient contraints d’utiliser les pistes cyclables, faute d’alternative confortable.
2. Adapter les degrés de mixité au contexte
La cohabitation entre piétons et cyclistes doit être pensée en fonction des caractéristiques spécifiques de chaque lieu. Plutôt qu’une solution standardisée, c’est l’analyse fine du contexte local qui permet de déterminer le niveau de séparation ou de mixité approprié. Plusieurs formes de cohabitation peuvent ainsi être envisagées selon les configurations :
- La cohabitation dans les zones apaisées, comme les zones de rencontre ou les centres-villes piétonnisés. Cette solution demande toutefois une vigilance particulière aux vitesses pratiquées et aux usages professionnels (vélos cargos, livreurs…).
- La cohabitation contrainte, lorsqu’aucune séparation n’est possible (ponts étroits, ruelles, passages historiques). Dans ce cas, s’appuyer sur le design pour inciter aux bons comportements : ralentisseurs, mobilier urbain, changements de texture au sol…
- La séparation ferme des flux, indispensable dans les zones à fort trafic ou à forte différence de vitesse perçue. Elle permet de protéger les piétons, en particulier les plus vulnérables, tout en assurant un confort de circulation aux cyclistes.
3. Réguler et rendre lisibles les usages
Les nouveaux aménagements, dispositifs de circulation et la signalétique qui les accompagnent créent souvent un sentiment de confusion chez les usagers et usagères. Les doubles sens cyclables, les panneaux M12 autorisant les cyclistes à franchir certains feux rouges, ou encore les zones de rencontre avec leurs priorités spécifiques peuvent ainsi générer de l’incompréhension.
Pour faciliter la compréhension mutuelle et favoriser des comportements adaptés :
- Mieux diffuser l’information : compléter la signalisation réglementaire par des supports explicatifs accessibles, intégrés soit directement dans l’espace public, soit via les plateformes numériques de la collectivité. L’information doit être claire, visuelle et facilement compréhensible par tous et toutes.
- Renforcer la formation et la sensibilisation : déployer des campagnes locales ciblées, proposer des actions éducatives dans les écoles, et organiser des stands d’information lors d’événements publics. Ces initiatives contribuent progressivement à construire une culture commune du partage de l’espace.
- Jouer sur l’urbanisme tactique pour rendre les usages évidents : utiliser des marquages au sol expressifs, des pictogrammes ludiques ou des éléments de mobilier symboliques qui guident intuitivement les comportements sans recourir à un excès de panneaux d’interdiction ou d’injonction.
4. Associer les usagers et usagères à toutes les étapes
Une cohabitation apaisée ne peut reposer uniquement sur des logiques descendantes. Trop d’aménagements pensés sans les usagers et usagères finissent par générer des crispations, voire des rejets.
La concertation doit intervenir :
- En amont, dès la définition des besoins et des usages. Les piétons comme les cyclistes connaissent leur territoire, leurs contraintes, leurs itinéraires préférés.
- Pendant les tests, grâce à des démarches d’urbanisme transitoire ou des aménagements évolutifs qui permettent d’évaluer en conditions réelles les effets d’un projet.
- En aval, par le biais d’évaluations participatives, d’enquêtes de satisfaction et de remontées terrain via des plateformes contributives.
5. Encourager les comportements respectueux entre usagers
Au-delà des infrastructures et des règlements, l’amélioration des relations entre piétons et cyclistes repose aussi sur les comportements individuels. Les meilleurs aménagements ne peuvent remplacer l’attention mutuelle et la courtoisie dans l’espace partagé.
Pour favoriser cette dimension humaine essentielle :
- Mettre en place des campagnes de communication positives qui montrent les bons exemples plutôt que de culpabiliser et mettre à disposition des guides rappelant les bonnes pratiques, à l’image de ceux produits par les villes de Lille, Strasbourg et Bordeaux.
- Installer des rappels dans l’espace public : pictogrammes au sol indiquant les zones de vigilance accrue, marquages intuitifs aux intersections, etc.
- Déployer des médiateurs sur le terrain lors des périodes d’adaptation à de nouveaux aménagements ou dans les zones à forte fréquentation. Ces derniers peuvent informer, sensibiliser et aider à résoudre les petits conflits quotidiens avant qu’ils ne s’enveniment.
Expérimenter pour trouver les bons équilibres
Il est souvent difficile de prédire l’impact d’un nouvel aménagement. L’expérimentation constitue alors un levier essentiel : elle permet d’agir rapidement tout en préservant la capacité d’adaptation et d’ajustement.
L’urbanisme tactique au service de la cohabitation
Devenu un outil reconnu de transformation urbaine, l’urbanisme tactique permet de tester temporairement des solutions avec des dispositifs légers (marquages au sol, mobilier mobile, signalétique éphémère). Appliqué aux zones de friction entre piétons et cyclistes, il peut matérialiser une séparation des flux, ralentir les vélos en entrée de zone piétonne ou élargir provisoirement un espace partagé.
Cette approche révèle rapidement les comportements réels et permet aux usagers et usagères de participer à l’évaluation. Elle évite surtout des investissements coûteux dans des aménagements qui pourraient s’avérer inadaptés.
Penser la ville selon ses rythmes
Un même espace n’est jamais utilisé de manière identique selon l’heure, le jour ou la saison. Cette dimension temporelle est particulièrement importante pour gérer la cohabitation piétons-cyclistes. Elle invite à moduler les règles d’accès selon les moments de forte affluence ou à concevoir des aménagements flexibles qui peuvent évoluer selon les besoins.
Favoriser la cohabitation : une approche sensible, locale et partagée
Il n’existe pas de recette miracle pour résoudre les conflits entre piétons et cyclistes. Chaque lieu a ses spécificités, ses usages propres, ses contraintes physiques et ses temporalités. C’est pourquoi les réponses doivent être avant tout locales, construites sur une observation fine et une concertation réelle avec les premier·es concerné·es.
C’est dans cette logique que s’inscrit la formation « Améliorer la cohabitation entre piétons et cyclistes » proposée par l’ADMA. Conçue comme un parcours concret et collaboratif, elle permet aux collectivités de :
- diagnostiquer localement les situations de tension,
- comprendre la diversité des usager·es et leurs besoins,
- co-construire des solutions avec les acteur·rices du territoire,
- tester des scénarios d’aménagement,
- repartir avec une feuille de route opérationnelle.
Pour en savoir plus, consultez la page dédiée à cette formation.
Pour aller plus loin
- “Garantir une cohabitation apaisée entre cyclistes et piétons dans les territoires” (novembre 2022, Club des villes et territoires cyclables et marchables)
- “La prise en compte de l’enjeu de cohabitation entre modes actifs dans les réseaux express vélo” (novembre 2022, Club des villes et territoires cyclables et marchables)
- “Cohabitation piétons/cyclistes, prévenir les conflits d’usage – rapport du groupe de travail 2024” (septembre 2024, Rue de l’Avenir)
- “La rue pour tous, guide pour un espace public apaisé” (janvier 2022, ADAV)
- “À pied, à vélo, mieux se comprendre” (septembre 2024, Rue de l’Avenir et Droit au Vélo)
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